Le monde est en feu, matériellement, politiquement, socialement, et rien ne laisse présager un apaisement qui pourrait empêcher ces différents foyers de converger dans les années à venir. Dans cette situation, le discours promu par les écoles d'architecture est de continuer à produire des bâtiments en "construisant mieux", avec "zéro émission de carbone", des constructions "vertes". Les écoles d'architecture n'ont pas réalisé que le problème est d'une autre nature, à une échelle beaucoup plus large. C'est l'ensemble du système des établissements humains qui doit être reconsidéré.  

Pour faire face à cette situation, nous avons créé le programme Architecture in a World on Fire à l'École nationale supérieure d'architecture de Saint-Étienne. Son objectif est de sortir l'architecture de ses petits problèmes pour la mettre au service des grands problèmes.
Nous cherchons des étudiant-e-s souhaitant démontrer que l'architecture est une forme de savoir capable de jouer un rôle décisif dans un monde en feu.



L'architecture est depuis longtemps utilisée par les architectes pour faire face aux crises de leur temps, bien au-delà de la seule production de bâtiments. Vitruve a utilisé l'architecture pour permettre de comprendre le fonctionnement de l'univers. Il a également fourni aux militaires une connaissance architecturale des machines de guerre. Alberti a utilisé l'architecture pour créer un monde de santé et de stabilité à un moment où la peste noire a décimé près de la moitié de la population européenne, à travers des bâtiments, des théories économiques, la transformation de la grammaire, les mathématiques et d'autres projets encore. Palladio a réformé l'art de la guerre dans un monde où cette dernière s'intensifiait en raison du perfectionnement de l'artillerie. Vauban a conçu un impôt général sur le revenu pour l'ensemble du royaume de France afin de lutter contre les famines interminables et les vastes destructions causées par les guerres perpétuelles de Louis XIV. 

Plus près de nous, le "mouvement moderne" a adapté la manière dont les sociétés fabriquaient les objets à l'apparition de l'ère de la machine. Même Le Corbusier, que l'interminable entreprise historiographique dont il est l'objet ne présente que comme "un architecte, un peintre et un écrivain", voit le sens de son entreprise architecturale occulté. La vocation première du Modulor, par exemple, n'était pas de produire des bâtiments. Il s'agissait de fusionner les deux systèmes de mesure existants, les mètres et les pieds, qui, selon lui, ont déchiré l'humanité.  Comme il l'explique, la différence de normes en matière de munitions entre la France et la Grande-Bretagne a créé des difficultés majeures pour les alliés pendant la guerre. 

Dans l'Antiquité et jusqu'à la Renaissance, cette incertitude des temps avait un nom. Elle s'appelait "Fortuna". Le changement climatique a ramené la Fortuna sur le devant de la scène pour nous qui vivons dans des temps incertains.

L'analemme de Vitruve

« Car la longueur des ombres, lors de l’équinoxe, détermine la configuration des analemmes à partir desquels, compte tenu du lieu et de l’ombre des gnomons, on réalise le tracé des lignes horaires. L’analemme est un système, cherché dans la course du soleil et découvert par l’observation de l’ombre qui s’allonge jusqu’au solstice d’hiver, grâce auquel des procédés d’architecture et des tracés au compas ont permis de trouver le mécanisme réel de l’univers. »

Vitruve, De l’architecture, Éditions des Belles Lettres, 2015, p. 585

Machine pour
le déplacement
des colonnes

La disparition des objets dynamiques du champ de l'architecture constitue une redéfinition de la « technique » elle-même. L'appartenance des machines et autres objets techniques à l'architecture signifiait que l'architecture était un champ d'expérimentation de la technique. Cette architecture n'existe plus. Vitruve ne nous livre pas une compréhension technique de l'architecture mais une compréhension architecturale de la technique.


La vis d'archimède par Vitruve

Dans le livre I du De architectura, premier texte sur l'architecture occidentale, Vitruve écrit : « L'architecture proprement dite comprend trois parties : la construction des bâtiments, la gnomonique et la mécanique. »
Ainsi, la première définition de l'architecture dont nous disposions établit la discipline comme un au-delà de la production de bâtiments. Conformément à cette affirmation, Vitruve consacre trois des dix livres du De architectura à des objets autres que la production de bâtiments : Le livre VIII est consacré à l'hydraulique, le livre IX à la gnomonique et le livre X à la mécanique.
Cette affirmation de Vitruve, jamais prise au sérieux par l'historiographie de l'architecture, est au cœur de notre enseignement.

Chorobates
par JP. Adam


« Je vais maintenant traiter de la méthode convenable pour amener l'eau jusqu'aux maisons et aux villes. La première démarche pour cela est l'établissement du niveau. Or l'on établit le niveau à l'aide de dioptres ou de niveaux d'eau ou avec un chorobate, mais l'opération est plus précise avec le chorobate parce que les dioptres et les niveaux induisent en erreurs. »

Vitruve décrit dans le livre VIII sur l'hydraulique l'utilisation de chorobates, une machine permettant de mettre en œuvre de manière fiable la pente d'un drain.
Notre tâche en tant qu'architectes est de réveiller la fonction archaïque de l'architecture : organiser la réalité pour préserver les vivants, y compris les non-humains, des malheurs du temps. 

Nous nous trouvons en effet dans cette situation paradoxale où « l'architecture en tant que bâtiment » est aujourd’hui le principal moteur de l'écocide généralisé en cours, là où « l'architecture par delà les bâtiments » est un des rares outils organisationnels dont nous disposions pour sortir de ce pétrin...
C'est pourquoi il est urgent de transformer massivement les écoles d'architecture en termes vitruviens, c'est-à-dire en outils de transformation de l'économie générale de notre réalité. L'architecture a depuis longtemps démontré sa capacité à être un puissant outil d'organisation, capable de proposer des mises en ordres alternatives de la réalité : en participant à la réforme des moyens de production, en proposant des modes alternatifs de redistribution des richesses, en mettant en œuvre la transition de sociétés à très forte consommation d'énergie vers des sociétés à faible consommation d'énergie...

Pour remettre l'architecture sur pied, il faut lui donner une définition opérationnelle. Notre proposition est simple : l'architecture est le savoir des systèmes, c'est l'art de l'organisation. Il n'y a rien de nouveau dans cette définition, que Vitruve avait déjà codifiée dans son « De architectura ». C'est ce sens qui lui a permis d'aborder des objets aussi divers que l'organisation d'un bâtiment, la description systémique de l'univers ou la construction de machines. Il nous faut retrouver le chemin d'une telle compréhension de l'architecture.

Ce changement de paradigme architectural s'est trop longtemps fait attendre. Nous devons reconnaître collectivement l'écart significatif entre ce que nous entendons par architecture aujourd'hui et le rôle que l'architecture a joué dans les affaires humaines depuis Vitruve jusqu'au « mouvement moderne ». Cette prise de conscience est nécessaire pour que les écoles d'architecture et les architectes cessent de faire partie du problème et reprennent la main sur les questions de notre réalité collective, par delà la production de bâti.

Palladio

Andrea Palladio, Étude de formation militaire (Oxford, Worcester College Library, n.c. 6, verso)

« Les diagrammes ci-dessous cependant ne se réfèrent pas au texte de Polybe ni à celui de Elien mais sont probablement des “projets” de Palladio lui-même sur la disposition des troupes. [...] J’ai utilisé le terme de “projets” de disposition des troupes car dans l’esprit du jeune architecte les formes des bataillons se superposent à des schémas de bâtiments. Les soldats deviennent des briques et vice versa »

Guido Beltramini, Andrea Palladio et l'architecture de la bataille, Fondazione Cariverona, 2009

Fortuna

La déesse Fortuna (1541), Hans Sebald Beham

La Fortune dans le polythéisme gréco-romain était "une divinité qui présidait aux hasards de la vie". Elle était représentée sous la forme d’une femme "tantôt assise et tantôt debout ayant un gouvernail avec une roue à côté d’elle pour marquer son inconstance"

Article "Fortune", Dictionnaire  le Littré

Vauban

« Il est certain que la France manque presque partout de bois à bâtir ou que du moins il y est devenu fort rare et le devient tous les jours de plus en plus. Je connais des pays où il y avait plusieurs milliers d’arpents de futaie où à peine en trouverait-on dix présentement  tout s’est vendu coupé et débité notamment ceux des particuliers qui se trouvent presque tous réduits en taillis »
Vauban, Traité de la culture des forêts, 1701

Pour comprendre l'intérêt majeur de Vauban pour la forêt, il faut avoir à l’esprit que le bois était la seule source d'énergie à son époque. Même le charbon de bois était encore majoritairement fabriqué à partir du bois, y compris pour la production des métaux

AMO

La tentative d'AMO de revitaliser le projet de l'Union européenne est une occasion d'utiliser l'architecture comme savoir. Ce projet traite de l'articulation des parties au sein d'un tout d'au moins deux manières : (1) D'une part, la réflexion d'AMO émet l'hypothèse d'une déclaration d'interdépendance, c'est-à-dire qu'elle propose de qualifier un type de lien à tisser entre les parties de l'Union européenne. (2) D'autre part, à travers son projet de mutualisation des infrastructures énergétiques durables à l'échelle de l'Union, elle avance l'hypothèse d'une Europe post-nationale, c'est-à-dire capable d'évoluer, à travers ce même processus de transition énergétique, vers une Europe des régions. Il s'agit donc de redéfinir ce qu'est une partie au sein de l'Union européenne dans son ensemble.

Viollet le Duc

Système rhombohedrique du Mont-Blanc par Viollet-le-Duc, Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine, Charenton-le-Pont

« Je devais en quelques mots à ceux qui voudront me lire expliquer comment et pourquoi un architecte a laissé de temps à autre l’architecture pour entrer dans un domaine qui semble n’être pas le sien. De fait notre globe n’est qu’un grand édifice dont toutes les parties ont une raison d’être sa surface affecte des formes commandées par des lois impérieuses et suivies d’après un ordre logique. »

Viollet le Duc, Le Massif du Mont-Blanc, 1876

Mutations

Diagramme montrant l'intensification des échanges économiques dans le monde, catalogue de l'exposition Mutations

« Je pense que le changement le plus important par rapport aux autres parties de ma jeunesse a été simplement l’introduction par Ronald Reagan et Margaret Thatcher de l’économie de marché ils ont en quelque sorte décidé que l’idéologie n’était pas la partie importante et le principal organisateur de la vie et de la civilisation mais que le marché devait être davantage reconnu et devait être l’arbitre final des décisions également dans la vie politique. Je pense que ces gouvernements relativement organisés qu’ils soient de gauche ou de droite croyant vraiment en ce pouvoir de l’État d’organiser et d’avoir une vision ainsi que de mettre en œuvre cette vision ont été rendus presque suspects par Reagan et Thatcher. Ils ont commencé à travailler au démantèlement du gouvernement en supprimant l’initiative de l’État.
Rem Koolhaas, AUS Lectures, Sharjah, 2015, 11 min
Date limite d'inscription 2025-2026:
1er février 2025


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